Les socialistes et le Commerce international

Il y a, schématiquement, quatre positions en présence sur le Commerce international.

1. Celle des ultralibéraux : le libre échange et le développement du commerce international sont toujours bénéfiques car ils permettent la croissance économique mondiale optimale, en faisant jouer la loi des "avantages comparatifs".

Aux pays développés, ils permettent d'importer des biens et des services à très bas coûts, ce qui augmente le pouvoir d'achat de leurs populations. Et ils incitent ces pays à se spécialiser dans le "haut de gamme" en "défrichant la frontière technologique" : industries de pointe et services à haute valeur ajoutée, nécessitant une force de travail hautement qualifiée et bien rémunérée.

Aux pays en voie de développement disposant d'une main d'œuvre nombreuse et bon marché, ils permettent de décoller économiquement, d'abord dans les industries à forte intensité de travail; ensuite de remonter toute la chaîne de la création de valeur jusqu'à son sommet, sur le modèle du Japon, de la Corée du sud, et désormais, de la Chine...

Réduire le plus possible et le plus vite possible tous les obstacles au Commerce international et aux investissements étrangers doit donc être la ligne directrice de la politique commerciale de l'UE.

2. La  seconde position peut -être dite "réaliste", en ce qu'elle s'inspire des principes de la "realpolitik".

Le commerce international relève de l'activité économique, nous disent ses partisans, donc de la sphère des intérêts. Nous achetons du pétrole à l'Arabie saoudite, malgré la Charia et son soutien au salafisme, parce que nous avons besoin d'essence pour faire rouler nos voitures. Et nous essayons de récupérer notre mise en lui vendant nos marchandises et nos services, ce qui nous permet de stimuler notre croissance et  de préserver nos emplois. Il ne faut pas entraver le "business" par des considérations morales, politiques humanitaires ou écologiques. S'il fallait ne commercer qu'avec des Etats humanistes, démocratiques, et respectueux de la nature, les échanges se réduiraient à une vingtaine de pays.

Les "réalistes" rejoignent donc souvent les ultras libéraux dans la facilitation des échanges internationaux.


3. La troisième position, diamétralement symétrique aux deux premières, peut être dite "idéaliste", et sous-tend souvent les attitudes de la gauche radicale et d'une partie des Verts : on ne commerce pas avec des assassins et des prédateurs, car ce serait les soutenir économiquement et les légitimer moralement, alors qu'il faut au contraire les affaiblir et les combattre.

Le régime des "sanctions économiques" appliquées par les pays occidentaux, ou la Communauté internationale, à l'encontre des "Etats voyous" devrait être étendu à beaucoup d'autres pays, qui ne valent guère mieux. En tout état de cause, il ne faut pas conclure avec eux des accords commerciaux préférentiels.

4. La quatrième position est celle des socialistes et  des démocrates.

Elle part de la constatation que le commerce est une activité économique, mais aussi une arme politique.

- Comme activité économique, le Commerce international a besoin d'être régulé. Le libre échange intégral et  généralisé mène à l'explosion des inégalités, entre les nations et au sein de chacune d'entre elles ; à l'exacerbation des déséquilibres; à des atteintes irréversibles portées à notre écosystème. Le commerce doit respecter les normes et les règles techniques, sanitaires, sociales, environnementales, établies par les grandes Conventions internationales, et défendues par les agences spécialisées de l'ONU (OMS, OIT, PNUE, FAO, UNESCO,...).

- Comme levier politique, le commerce international doit favoriser la diffusion des valeurs et des objectifs démocratiques : meilleur respect des droits de l'Homme, institution et renforcement de l'Etat de droit, avancées vers une "bonne gouvernance",  promotion du "travail décent"; lutte contre le réchauffement climatique ; défense de la biodiversité.

L'Union européenne est la première puissance économique et commerciale du monde. Elle dispose d'un pouvoir de négociation considérable. Elle peut, et doit, conditionner l'accès à ses marchés au respect des normes internationales, et à celui de ses grands objectifs politiques.

Elle le fait de longue date -mais insuffisamment- au moyen des systèmes de préférence généralisée (SPG) et surtout du régime SPG +. Elle doit amplifier cette démarche dans le cadre des Accords de Libre Echange qu'elle négocie aujourd'hui.

Cette quatrième position est plus juste et plus subtile que les trois précédentes, donc plus difficile à mettre en pratique. Comme toute démarche conditionnelle, elle doit tenir compte du niveau de développement économique, social et politique des pays concernés. La conditionnalité doit être proportionnée. L’essentiel est qu’elle favorise l’évolution dans le bon sens, même si cette évolution s’annonce longue et en dents de scie.


5. A titre d'exemple : l'ALE- Colombie-Pérou

La Colombie et le Pérou figurent parmi les sociétés les plus violentes du monde. La première subit de surcroît depuis 20 ans  la guérilla des FARC et les exactions de paramilitaires destinées à les éradiquer. Enlèvements et assassinats y sont monnaie courante, le plus souvent, ils restent impunis. La Colombie et le Pérou ont accompli de grands efforts, ces dernières années pour normaliser la situation. D'après l'ONG Human Rights Watch, les assassinats de syndicalistes en Colombie sont passés de 250 par an au début des années 1990, à 26 en 2011. En raison de ces efforts, la quasi totalité des exportations colombiennes et péruviennes entrent déjà dans l'UE en franchise de droits de douane dans le cadre du système de préférence généralisée SPG +. L'ALE UE/Colombie-Pérou faciliterait l'accès des marchés de ces pays andins  aux machines outils, aux équipements de transport, aux produits chimiques et surtout aux services exportés depuis l'Europe. C'est pourquoi les entrepreneurs et leurs organisations -Business Europe- y sont favorables.

Selon une étude indépendante de la London School of Economics (LSE), cet ALE permettrait à la Colombie d'accroître son PIB de 1,3% et au Pérou d'accroître le sien de 0,71% à long terme.

A la demande du Parlement européen (13.06.2012), cet ALE comprend des clauses de défense des droits de l'Homme, de respect des normes du travail de l'OIT -notamment le droit reconnu aux salariés de s'organiser pour négocier leurs conditions de travail - et des normes de défense de l'environnement et de la biodiversité.

Leur non-respect devrait constituer une violation substantielle de l'accord, ce qui, conformément au droit international, pourrait entraîner sa suspension totale ou partielle.

Dans sa "feuille de route", la Colombie s’engage à mettre en œuvre, entre autres, les mesures suivantes :

  Elle adopte des mesures pour assurer la participation de la société civile dans le cadre de la mise en œuvre de l’Accord de commerce et des mesures visant à renforcer les pouvoirs des organisations de la société civile. La transparence est garantie.   

  Elle mettra en place un Mécanisme national de consultation en vue de se conformer aux obligations qui lui incombent dans le cadre de cet accord commercial. Les entreprises, les syndicats, les groupes ethniques, les institutions académiques et les ONG participeront à ce mécanisme. Les effets de l’accord de commerce sur l’emploi et l’environnement seront contrôlés au moyen d’un processus participatif.

  Le gouvernement colombien créera un groupe technique sur les accords commerciaux et les droits de l’homme, qui suivra le respect des obligations en matière de droits de l’homme, groupe auquel sera assurée la participation de la société civile, qui aura son propre espace d’intégration et de dialogue.

Ces mesures seront également suivies par les institutions européennes :  

  Sous l’initiative du groupe S&D, un groupe de surveillance du Parlement européen a été créé, lequel – en étroite collaboration avec la société civile –contrôlera la mise en œuvre de la feuille de route et du chapitre "développement durable" de l’accord commercial par les deux pays.

  Grâce aux pressions exercés par les membres S&D au cours des négociations en trilogue, la Commission est désormais obligée de suivre attentivement la mise en œuvre du chapitre "développement durable" de l’accord de commerce et de publier des rapports réguliers.

Les syndicats colombiens et péruviens, soutenus par la CES, la Confédération Internationale des syndicats,  leur homologue  latino-américain CSA/TUCA, soulignent le fait que ces clauses non-marchandes n'ont aucun effet contraignant. Selon eux, la situation du respect des droits de l'Homme et des salariés ne s'améliore guère dans ces pays. Aussi nous exhortent-ils de rejeter l'ALE.

Cet exemple illustre bien le problème que nous posent les accords de libre échange avec les pays non-démocratiques, qui constituent la grande majorité des Etats existants.

-    Sur le plan économique : devons-nous refuser les opportunités d'exportation que nous offrent les marchés en pleine expansion et les abandonner aux Américains ou à d'autres concurrents européens ou asiatiques "réalistes"?

-    Sur le plan politique : devons-nous renoncer à la pression que nous permet d'exercer l'ALE sur les gouvernements colombiens et péruviens, qui se sont engagés à en respecter les normes non marchandes?

Ces pays viennent de loin, leur transition vers l'Etat de droit sera lente et laborieuse. La bonne question n'est-elle pas : comment nous Européens, pouvons-nous la favoriser, la soutenir, l'accélérer?