Quelle nouvelle social-démocratie ? Publié dans Libération

Le mercredi 12 novembre 2014 15:02

Martine Aubry a raison, c’est bien une «nouvelle social-démocratie» qu’il faut construire, mais laquelle ?

Les conditions d’action de la social-démocratie du siècle dernier ont radicalement changé : le capitalisme s’est mondialisé ; les grands émergents ont émergé et les moins grands suivent ; la troisième révolution industrielle - celle de l’Internet, des énergies renouvelables, des bio et des nanotechnologies - a pris son essor ; l’impératif écologique s’est imposé ; le salariat s’est fragmenté en catégories aux intérêts divergents et la classe ouvrière industrielle a cessé d’être son navire amiral ; l’immigration a changé d’ampleur et de nature ; la démocratie d’opinion - médiatique et numérique - a pris le pas sur la démocratie de représentation ; dans le ciel de l’idéologie, le nationalisme, les religions, le libéralisme économique ont le vent en poupe. C’est tout l’écosystème politique de la gauche qui se trouve bouleversé.

Voilà pourquoi la social-démocratie européenne est acculée à se réinventer ou à dépérir. Ses partis nordiques et rhénans l’ont bien compris : chacun à sa manière, ils ont mis en œuvre un nouveau compromis réformiste, distinct du compromis social-démocrate offensif des Trente Glorieuses, comme du compromis défensif de crise du dernier quart du XXe siècle. L’objectif de ce compromis de troisième type est de réussir une adaptation progressiste de nos sociétés à la mondialisation et à la troisième révolution industrielle : les salariés, leurs syndicats, les partis progressistes acceptent de se mobiliser pour promouvoir une meilleure spécialisation des économies européennes dans la nouvelle division internationale du travail et une meilleure compétitivité de leurs entreprises. Les chefs d’entreprise, les gouvernements, les autorités européennes s’engagent en retour à promouvoir une nouvelle croissance, distincte de la croissance prédatrice et inégalitaire du siècle dernier, mais assez robuste et durable pour reconquérir le plein-emploi.

Si vous voulez savoir à quoi ressemble cette nouvelle social-démocratie, il faut faire un tour en Europe du Nord. Les socialistes suédois, par exemple, ont profondément réformé leur Etat-providence, tout en maintenant une société solidaire et une économie performante. Les sociaux-démocrates allemands leur ont emboîté le pas, au tournant du siècle, en concédant sans doute plus que nécessaire à leur partenaire patronal, pour sauver la puissance industrielle et exportatrice du «site Allemagne». Ils sont aujourd’hui payés en retour.

La limite de ces «nouvelles voies» est qu’elles sont restées étroitement nationales, alors que la réponse progressiste à la globalisation doit être aussi, et surtout, européenne et mondiale. Les socialistes européens s’y emploient désormais, en œuvrant pour un keynésianisme vert et continental, dont le plan d’investissement de 300 milliards d’euros, obtenu de Jean-Claude Juncker, constitue un premier pas. En France, le brusque affaissement qu’a connu l’industrie pose un problème spécifique : la part de notre industrie dans la valeur ajoutée est tombée de 18% du PIB en 2002 à 11% en 2014, nous reléguant à la quinzième place - sur dix-huit ! - des pays de l’eurozone, derrière l’Allemagne (26%), la Suède (21%), l’Italie (16%) et même la Grande-Bretagne !

La première tâche de la nouvelle social-démocratie dans notre pays, c’est de réindustrialiser la France, en chevauchant les nouvelles vagues d’innovations technologiques et en inventant un nouveau modèle de croissance. C’est ce qu’indique le rapport Gallois, après beaucoup d’autres, et c’est ce que vise le gouvernement socialiste avec, notamment, le crédit d’impôt compétitivité emploi et le «pacte de responsabilité». Sans base industrielle solide, nous n’aurons pas les moyens de financer notre modèle social et encore moins notre projet de civilisation. Encore faut-il nous entendre sur le diagnostic : pourquoi, malgré une dépense publique de 57% du PIB et une dette publique supérieure à 2 000 milliards d’euros, l’industrie française s’est-elle affaissée en douze ans ?

En cent cinquante ans d’existence, le mouvement socialiste a connu plusieurs âges et autant de refondations : à l’âge utopique et révolutionnaire des origines, au temps de la «Deuxième Internationale» marxiste, a succédé un âge réformiste et parlementaire, après le schisme avec les communistes, puis un âge keynésien et gouvernemental dans le second après-guerre.

Le nouvel âge dans lequel est entrée la social-démocratie du XXIe siècle est celui de sa confrontation à la globalisation et au néocapitalisme. Dans ce nouveau monde, elle saura défendre ses valeurs et poursuivre ses objectifs, comme elle le fait depuis un siècle et demi. Ceux qui sonnent son glas prennent, une fois encore, leurs désirs pour la réalité.

Auteur de : «La Nouvelle Frontière. Pour une social-démocratie du XXIe siècle», Seuil, 2012.

Henri Weber Directeur des études auprès du premier secrétaire du Part socialiste