La gauche convalescente publié dans Libération

Dans Libération du 18 juillet, Zaki Laïdi dresse un bilan de faillite de la gauche dans l'opposition et conclut à son naufrage programmé. Parce qu'elle refuse d'admettre que nous n'avons pas en France de «droite dure» et que «le gouvernement actuel est un gouvernement réformiste et pas seulement un gouvernement de droite», la gauche, selon Zaki Laïdi, se serait enfermée dans la surenchère et la démagogie : après avoir combattu la réforme des retraites, voilà maintenant qu'elle attise le conflit des intermittents du spectacle, s'indigne notre estimé sociologue, sans expliquer toutefois en quoi ces réformes mériteraient notre approbation et notre soutien.

Pour dresser un bilan honnête d'une année d'opposition de la gauche, il faut dépasser l'abstraction des principes et expliciter ses critères de jugement. Après sa lourde défaite électorale du printemps 2002, la gauche avait à relever trois défis : il lui fallait tout d'abord faire face au contre-coup interne de la débâcle du 21 avril, éviter que la «réplique» intérieure de ce tremblement de terre ne transforme ses diverses composantes en champs de ruine. Après une défaite aussi traumatisante, en effet, les partis connaissent un processus de régression idéologique et politique, une tendance au repli sur leur noyau identitaire le plus ancien et le plus profond. Ni les Verts, ni le PCF n'ont su résister à ce mouvement de régression. Les premiers ont renoué avec leur gauchisme originel et leur immaturité en matière d'organisation. Le second a connu un retour de flamme de l'identité léniniste : la motion «orthodoxe» de la fédération communiste du Nord a recueilli 45 % des voix au congrès de Saint-Denis en avril 2003. Cette double régression a rencontré des résistances fortes dans l'un et l'autre parti, et ses tenants ne garderont sans doute pas longtemps l'influence qu'ils ont acquise. Mais elle a plongé les Verts dans une crise profonde et aggravé encore celle du PCF.

Le Parti socialiste n'a pas été épargné par ce processus général d'involution, mais il a su le limiter et le maîtriser. Son congrès de Dijon n'a pas été ce «21 avril interne» que beaucoup lui promettaient. Le PS en est sorti en bon ordre de bataille, avec une majorité affirmée, une direction renouvelée, une orientation tenant compte des leçons de la défaite, analysées et débattues à la base pendant près d'un an.

Le Parti socialiste ­ second défi ­ doit reconquérir son électorat populaire : ouvriers, employés, couches moyennes salariées, exclus, victimes de la globalisation et de l'offensive libérale du gouvernement Raffarin. Il s'y efforce en assumant pleinement son rôle de principale force d'opposition.

En passant du gouvernement à l'opposition, le PS a changé de rôle sur la scène politique française. Il lui revient désormais d'assumer la fonction critique indispensable au bon fonctionnement de notre démocratie. Il lui revient aussi de donner une expression et une alternative politiques aux citoyens qui refusent la politique du gouvernement Raffarin, et ils sont nombreux : 66 % des Français ont soutenu le mouvement contre la réforme Fillon, 63 % la mobilisation des enseignants, 64 % la cause des intermittents du spectacle. Mais en assumant fermement son rôle d'opposition, le PS n'a pas oublié sa culture de gouvernement chèrement acquise au cours des vingt dernières années, ni son sens des responsabilités. Il a soutenu dans la rue et au Parlement les mobilisations des fonctionnaires, des enseignants, des archéologues, des architectes, des artistes, tout en avançant ses propres propositions de réformes. Il y a eu parfois du retard à l'allumage, des ratés, et pas mal de cacophonie, sur la question des retraites notamment. Mais l'accusation d'un retour au mollétisme portée par Michel Rocard et Bernard Kouchner est excessive et imméritée.

La réforme de l'assurance chômage des intermittents du spectacle, par exemple, est à la fois inefficace et injuste. Elle est inefficace, parce qu'elle ne s'attaque pas aux causes réelles du déficit de l'assurance chômage : les divers abus, fraudes, dérives dont ce système est l'objet. Elle est injuste, car elle concentre ses efforts sur les artistes les plus fragiles, ceux qui ont déjà du mal à accumuler en 12 mois les 507 heures de travail ouvrant droit à l'indemnisation et qui devront désormais les totaliser en 10 mois. Ce n'est pas sombrer dans la «surenchère» et dans la «démagogie» que d'affirmer qu'une autre réforme est possible, fondée sur la moralisation du système, la lutte contre les abus, la prise en charge par le budget de l'Etat de ce qui relève des subventions à l'activité culturelle plus que de l'assurance chômage. La reconquête de l'électorat populaire passe par l'alliance, l'osmose de la gauche politique avec le mouvement social. Le Parti socialiste ne peut espérer revenir au pouvoir, et a fortiori réformer en profondeur notre société, s'il ne parvient pas à regagner la sympathie de ces hommes et de ces femmes de confiance des classes populaires que sont les militants des syndicats, des associations et des coordinations. Ce n'est pas sacrifier au mollétisme que de le constater.

Un troisième défi s'imposera dans toute son ampleur à l'approche des échéances électorales de 2004 et surtout de 2007 : construire un projet pour la France, capable d'assurer le retour de la gauche au pouvoir. La gauche devra affronter cette épreuve unie sur un projet commun, élaboré par toutes ses composantes, en liaison avec les syndicats et les associations. Un an après la débâcle de l'été 2002, cette perspective peut paraître irréelle, tout comme en juin 1998, un an après la défaite de la droite aux législatives de 1997, la victoire et l'union de la droite paraissaient loufoques. Mais les conjonctures changent vite en politique. En une année, le gouvernement et la droite se sont aliénés beaucoup de monde, et cela ne va pas aller en s'arrangeant.

Il ne faut pas se méprendre en effet sur la politique des princes qui nous gouvernent : la droite au pouvoir a une tactique et une stratégie. Sa tactique, qu'exprime le mieux la posture de Jacques Chirac, consiste à reprendre les thèmes et les termes les plus porteurs de la gauche, pour lui couper l'herbe sous les pieds et occuper elle-même le maximum d'espace politique. Sa stratégie, mise en musique par le gouvernement de Raffarin, vise à libéraliser l'économie française et, pour cela, à affronter et à défaire, les unes après les autres, les bases sociales de la gauche : fonctionnaires, enseignants, ouvriers, professionnels de la culture.

Le gouvernement Chirac-Raffarin sait que, pour mener à bien la libéralisation de l'économie française qu'il appelle de ses voeux, sa victoire électorale d'avril-juin 2002 ne suffit pas. Il lui faut ajouter au nouveau rapport de forces politiques issu de ces scrutins, un nouveau rapport de force social que ne peut engendrer qu'une série de défaites, infligées successivement aux principales places fortes de la gauche. La stratégie d'affrontement qu'il a engagée est la version française de celles qu'ont pratiquées Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux Etats-Unis. La gauche française ­ politique, associative, et syndicale ­ doit s'opposer unanimement aux mesures de régression sociale voulues par les conservateurs-libéraux ; elle ne doit pas se contenter de défendre le statu quo, mais élaborer et proposer ses propres réformes, tenant compte des intérêts légitimes des salariés en même temps que de l'intérêt général.

C'est ainsi qu'elle recréera peu à peu les conditions de son unité et de son retour au pouvoir.
Henri Weber