Le programme archaïque du trotskisme publié dans Libération

Depuis la chute du mur de Berlin, l'extrême gauche trotskiste semblait hémiplégique : du marxisme, elle paraissait avoir conservé la partie critique ­ l'anticapitalisme radical ­ mais non la partie propositionnelle, le programme communiste : abolition de la propriété privée des moyens de production et d'échange, direction centrale de l'économie par le Plan, substitution aux chefs d'entreprise privés de directeurs élus par les salariés et révocables par eux à tout moment.

A la télévision, Besancenot et Laguiller dénonçaient avec véhémence, et parfois avec talent, les injustices, les absurdités, les scandales de la société capitaliste. Ils se gardaient bien d'expliquer en quoi consiste la fameuse alternative au capitalisme qu'ils appellent de leurs voeux. Et pour cause : la faillite des pays de l'Est jetait un discrédit profond sur la socialisation des entreprises et la rupture avec l'économie de marché. Depuis le 21 avril 2002, cette retenue n'est plus de mise. Dans Libération, Daniel Bensaïd nous présente le «contenu concret» de l'alternative que les enfants de Lénine et de Trotski préconisent pour la France (1).

Conformément à la tradition, le philosophe de la LCR commence par fustiger les socialistes et la gauche plurielle, qui, depuis vingt ans, pratiquent, selon lui, «un réformisme sans réformes». Ainsi, les 35 heures, la couverture maladie universelle (CMU), l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), le RMI, la retraite à 60 ans, la décentralisation, le Pacs, la parité... ne seraient pas des réformes ! Il est vrai que, selon Krivine et Laguiller, la taxe Tobin non plus, ce qui a motivé leur vote hostile à son sujet au Parlement de Strasbourg. Toutes ces mesures contribuent en effet à civiliser et humaniser le capitalisme, donc à le conforter, ce dont l'ultragauche ne saurait se rendre complice.

Les réformistes étant ainsi habillés pour l'automne, que nous proposent les révolutionnaires qui les distingueraient radicalement des sociaux-démocrates ? Rien de bien nouveau, depuis soixante-dix ans, sinon le recours à la vogue actuelle de l'euphémisme.

«L'appropriation sociale des leviers industriels et financiers» est venue ainsi remplacer le classique «nationalisation des grandes entreprises, sans indemnités, ni rachat» encore en vigueur dans les années 70 et 80. Comment s'y prend-on pour nationaliser ­ pardon, «s'approprier socialement» ­ des grands groupes transnationaux, dont les établissements et les activités sont répartis dans des dizaines de pays et au moins sur trois continents ? L'ultragauche ne nous l'explique pas. Pas plus qu'elle ne nous explique par quoi on va remplacer ces entreprises multinationales, ni ce que vont devenir leurs salariés. Le terrible XXe siècle nous a enseigné que partout où l'on a aboli les libertés d'entreprendre, d'échanger, de gérer, on a abouti sur la pénurie et le totalitarisme. Les partis trotskistes ne semblent pas avoir retenu cette leçon.

Cette perspective expropriatrice donne son sens à une autre proposition majeure de l'extrême gauche : l'interdiction des licenciements. Les socialistes proposent de lutter contre le chômage et la précarité par une politique active de l'emploi, assurant une croissance forte et durable, l'indemnisation et le reclassement des salariés licenciés, la réindustrialisation des sites frappés par les licenciements collectifs ; l'institution surtout d'une «sécurité sociale professionnelle» à laquelle travaillent aujourd'hui les syndicats. En combinant le droit à la formation tout au long de la vie, les congés parentaux et civiques, la lutte contre la précarité, les aides financières à la mobilité professionnelle, le réaménagement économique du territoire, il s'agit de garantir à chacun un revenu. C'est seulement dans une économie étatisée et fermée que l'on peut interdire les licenciements et les défaillances d'entreprises.

S'agissant de l'Europe, Daniel Bensaïd recommande de faire «l'exact contraire de ce qui a été fait depuis vingt ans». Doit-on comprendre qu'il faut revenir aux monnaies nationales et aux dévaluations compétitives ? Renoncer à la charte sociale et à celle des libertés ? Faut-il, au nom du vieux mot d'ordre des «Etats-Unis socialistes d'Europe», disqualifier et défaire cinquante ans de lente et patiente édification, qui vaut à notre continent d'être un havre de paix, de prospérité et de civilisation ?

Daniel Bensaïd fustige «le consensus néolibéral en faveur d'une Europe-puissance ou d'une Europe-contrepoids, qui impliquerait de relever le défi étatsunien en matière de course aux armements». Faut-il comprendre que l'ultragauche ne souhaite pas de contrepoids politique et militaire aux Etats-Unis ? Qu'elle recommande aux pays européens d'être de simples nations marchandes, des nations vassales, déléguant leur défense ainsi que l'organisation du monde à la puissante Amérique ?

En vingt ans, le monde et la France ont profondément changé. La gauche doit adapter ses propositions et ses façons de faire aux nouvelles conditions historiques de son action. Mais ce n'est sûrement pas dans le vieux programme trotskiste qu'elle trouvera des sources fécondes d'inspiration. Les dirigeants d'Attac, qui dénoncent l'archaïsme et le sectarisme des groupes gauchistes, José Bové qui se démarque de leur «fantasme de révolution», en ont pleinement conscience. Pour élaborer, tous ensemble, un projet d'avenir pour la France et l'Europe, opposé au projet libéral de la droite, ce n'est pas dans ce rétroviseur qu'il convient de regarder.

(1) Daniel Bensaïd, philosophe et militant de la LCR, a publié, dans les pages Rebonds du 5 septembre, un article intitulé «Une autre gauche est nécessaire».
Henri Weber