Europe: la gauche doit changer de méthode publié dans Libération

Dans l'édification de l'Europe, les socialistes doivent changer de discours et de méthode. Personne ne croit plus que nous allons faire l'Europe puissance, l'Europe sociale, l'Europe démocratique à 25, et bientôt à 27, puis à 30.

Les Français ne sont pas hostiles à l'Europe : ils n'ont pas voté pour les listes souverainistes, de droite ou de gauche, qui se présentaient pourtant nombreuses à leurs suffrages, le 13 juin. Ils sont inquiets de l'Europe telle qu'elle se fait. Ils constatent que l'Union européenne ne leur assure pas une croissance forte et durable, un recul du chômage, la pérennité de leur protection sociale et de leurs services publics. Ils sentent que les hérauts du moins disant fiscal, social et réglementaire ont le vent en poupe et marquent des points. Les records d'abstention constatés en juin ont sans doute des causes multiples, mais celle-là en est une majeure. D'après la Sofres, 70 % des ouvriers et 75 % des jeunes se sont abstenus en France.

Représentants du salariat dans les institutions de la République, les socialistes doivent prendre en compte cette inquiétude que suscite, dans une large partie de leur base sociale, l'Union européenne telle qu'elle va.

Il ne s'agit pas de faire jouer à l'Europe le rôle de bouc émissaire que beaucoup lui assignent par aveuglement ou par commodité. Les entreprises se délocalisent en Chine ou en Inde, autant et plus encore qu'en République tchèque ou en Lituanie.

Mais si l'Union européenne n'est pas ce «cheval de Troie de la mondialisation libérale» que stigmatisent les gauchistes, elle n'est pas non plus, il s'en faut de beaucoup, ce bouclier contre le capitalisme sauvage et ce levier d'une autre mondialisation que les salariés appellent de leurs voeux.

Plus que jamais l'Europe est un enjeu et un combat : certains se contenteraient d'une vaste zone de libre-échange, régie par «la concurrence libre et non faussée», sous la protection et l'hégémonie des Etats-Unis. Ceux-là touchent aujourd'hui au but et en resteraient volontiers là.

D'autres, dont nous sommes, aspirent à faire de l'Union européenne la première démocratie économique et sociale du monde, creuset d'une nouvelle Renaissance et levier d'une autre mondialisation. L'idéal émancipateur qu'ils ont hérité du mouvement ouvrier socialiste a pris le visage de l'Europe, car ce n'est désormais qu'à l'échelle de l'Europe que cet idéal socialiste peut se réaliser.

Dans ce combat, les élargissements continus, sans adaptation appropriée des institutions de l'UE, font le jeu des libéraux et affaiblissent les sociaux-démocrates.

Nous avons accepté ces élargissements, et nous avons eu raison. Ce ne sont pas les socialistes qui ont décrété l'heure de la chute du mur de Berlin et de l'implosion de l'Empire soviétique. Comment aurions-nous pu dire, aux peuples des anciennes «démocraties populaires» qui demandaient leur intégration à l'UE : «Attendez vingt ans encore, nous ne sommes pas tout à fait prêts !» ?

François Mitterrand l'a vite compris, qui a renoncé à son projet de Confédération européenne à la demande de Vaclav Havel.

Nous avons accueilli les peuples de l'Est qui se sont libérés du totalitarisme soviétique, comme nous avons accueilli les peuples d'Europe du Sud quand ils se sont débarrassés des dictatures fascistes.

Ce faisant, nous avons mis la charrue avant les boeufs et un certain patronat et une certaine droite en ont profité pour exiger toujours davantage de déréglementation, de dérégulation, de privatisation.

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Aujourd'hui, un cycle s'achève dans la construction européenne et un nouveau cycle commence.

Les bases économiques et politiques de l'Union européenne ont été posées : le marché unique, l'euro, la Cour de justice, le Parlement de Strasbourg existent, la réunification de notre continent sous la bannière de l'Etat de droit et de la démocratie est effectuée.

La question qui se pose n'est plus «voulons-nous l'Europe ?», mais «quelle Europe voulons-nous ?» Le clivage principal n'oppose plus partisans ­ de droite et de gauche ­ de la construction européenne et adversaires ­ de gauche et de droite ­ de cette construction. Il oppose partisans d'une Europe sociale et démocratique, et ceux d'une Europe libérale, débarrassée de ses «rigidités», c'est-à-dire d'une bonne partie de ses acquis sociaux. Le clivage gauche-droite redevient central et retrouve toute son acuité.

Dans cette nouvelle étape, la gauche doit rompre avec la démarche consensuelle qui était la sienne quand il s'agissait de construire les fondations de l'Union. Elle doit faire entendre clairement sa différence.

Elle doit cesser d'accréditer la fable selon laquelle l'élargissement continu de l'Europe lui conférera de surcroît la puissance, l'équité et la démocratie.

Si nous ne voulons pas décevoir nos peuples, si nous voulons faire tenir à l'Europe l'espérance dont elle est porteuse, nous devons changer de méthode.

La construction de l'Europe dans la période nouvelle dans laquelle nous sommes entrés, passe par un processus de différenciation interne de l'UE et d'organisation externe de son pourtour. C'est la stratégie des trois cercles concentriques esquissée par François Mitterrand : au sein de la Grande Europe, les «coopérations renforcées» dégageront progressivement un premier cercle, regroupant les Etats fondateurs et les pays de la zone euro qui avanceront, sans exclusive, vers «la fédération d'Etats-nations». Dans cet espace économiquement et socialement plus homogène, en effet, l'harmonisation par le haut est possible et les politiques communes sont plus faciles à mettre en oeuvre. Le dynamisme de cette «avant-garde» entraînera le second cercle, celui de la Grande Europe à trente. Un troisième cercle, l'ensemble euro-méditerranéen, devrait enfin englober les pays du pourtour de la Méditerranée et certains Etats de l'Est, dans une alliance privilégiée de sécurité mutuelle et de codéveloppement.

Cette stratégie est plus facile à énoncer qu'à mettre en oeuvre. Sa concrétisation se heurtera, comme toujours en Europe, à de nombreuses difficultés, d'ailleurs nullement insurmontables. Ce chemin est sans doute escarpé et semé d'embûches mais au moins mène-t-il là où nous voulons aller et non pas là où souhaitent nous conduire les partisans d'une Europe diluée, libérale et impotente.

Le référendum sur la Constitution européenne doit être l'occasion de faire le point sur le chemin parcouru depuis un demi-siècle dans la construction de l'Europe et de définir avec précision les voies et les moyens du redressement nécessaire.

Cette redéfinition est un préalable que nous ne devons pas laisser polluer par un débat simpliste sur le oui ou le non au référendum constitutionnel. Il sera bien temps, quand nous serons au clair sur la nouvelle stratégie adaptée à cette deuxième étape de l'édification européenne, de décider notre consigne de vote au référendum.

Henri Weber